Comprendre, pardonner, avancer

Trois verbes qui résonnent en moi.
Je les ai mis plus ou moins dans l’ordre: comprendre, d’abord. Tout comportement humain peut être expliqué, ce qui ne signifie pas qu’il est excusable.
Pardonner et avancer sont interchangeables; certains doivent pardonner pour avancer, d’autres doivent avancer pour pardonner. D’autres encore feront un peu des deux en même temps, je crois que c’est mon cas. Chaque jour, j’avance, et je me rapproche un peu de ce pardon que je cherche à atteindre. Mais chaque jour, je me demande aussi si ces violences sont pardonnables. Peut-être pas toutes? C’est en avançant que je vais le découvrir.

Ce pardon, j’ai parfois l’impression que je me le suis mis en objectif. J’essaie de sortir de ce schéma. C’est le chemin qui est important, ce que j’y apprends sur moi-même, ce que je construis, ce que je me donne et ce que je donne aux autres. C’est facile de se laisser alpaguer par la promesse d’un pardon qui déboucherait sur une relation neutre avec mes parents. Au fond, l’objectif de ce pardon est mon bien-être et non pas la quête de leur amour.

Je ne compte plus les gens qui m’ont dit « mais siiii, tes parents t’ont aimée et t’aiment encore ». Je ne sais pas si c’est dans le but de me rassurer. Si c’est le cas, c’est encore pire parce que ça signifie que l’amour permet la douleur et la souffrance. Peut-être même que ça les justifie. Combien de fois avons-nous entendu « c’est pour son bien » d’un parent qui contrôle, qui baffe, qui met une fessée, qui rabaisse son enfant « pour qu’il comprenne ».
Croire en cet amour, ce n’est pas ce dont j’ai besoin pour avancer, au contraire. J’ai besoin d’accepter que mes parents ne m’ont pas aimée (à la rigueur, pour les utra-positifs ou les gens qui pensent qu’on aime forcément ses enfants juste parce qu’ils sont génétiquement proches de nous-mêmes, qu’ils m’ont mal aimée) et j’ai besoin de voir que grâce au chemin que je fais, à la compréhension que j’acquiers et au pardon auquel je parviens, je peux me construire sans cet amour. Grâce à… l’amour et le respect de moi-même.

Le pardon que je cherche à atteindre est uniquement pour moi.
C’est mon amie F. qui m’en a beaucoup parlé et qui m’a permis de comprendre le vrai sens de ce pardon. Je la citerai donc ici : pardonner signifie ne plus tenir rigueur. Une personne qui pardonne, c’est une personne qui ne cherche plus à se venger, c’est une personne qui est libre de son passé. Pardonner ne signifie pas tomber dans les bras de celui qui nous a fait du mal, mais signifie qu’on peut vivre avec l’idée de ce qu’il nous a fait sans vouloir le lui faire payer. Si je parviens au pardon, c’est que je suis capable de dire « je te pardonne maman, je te pardonne papa, de ne pas avoir pu remplir tes devoirs de parents, de ne pas avoir su respecter mes droits en tant qu’enfant, et je te rends ta liberté ».

Le pardon qui débouche sur une réouverture de la relation n’est possible que si les agresseurs acceptent de se repentir.
Mon amie F m’a donné un bon exemple, certes « simpliste » mais très parlant:
X a été frappée pendant dix ans à coups de bâton par Y.
X se rend compte que cette situation n’est pas normale. X écrit donc à Y pour lui en parler (plus facile que de le lui dire en face, afin de ne pas risquer de nouveaux coups de bâton). 
X lui dit, « Ces dix années à recevoir des coups de bâton, ce n’est pas normal, ce n’est pas mérité, ça ne peut plus durer. De mon côté, je suis prête à te pardonner dès que tu auras compris que c’est mal et que tu ne recommenceras plus jamais ». 
Y lit la lettre et répond « Je ne vois pas de quoi tu parles. Les coups de bâton, c’est normal, ça doit se passer comme ça. Après tout, moi aussi j’en ai reçu pendant des années de Z, je n’en suis pas morte. »  (—> nous avons ici un élément qui permet l’explication, la compréhension)
Si X retourne voir Y ainsi, elle va donc se reprendre des coups de bâtons. Il faut que Y ait l’intention de changer pour que ce pardon puisse déboucher sur quelque chose. 

Je cherche encore à comprendre les raisons de ce mal.
C’est plus complexe car si ma mère parlait de son enfance et de celle de mon père, sans entrer dans les détails, elle n’a jamais vraiment émis une opinion sur le « bien » et le « mal » des faits. Elle me disait, par exemple, que le frère ainé de mon père bégaie car mon grand-père le frappait beaucoup. Elle me disait aussi que petite, sa mère les frappait en disant que l’ordre venait de leur père, et ce avec une ceinture. Le reste est donc laissé à mon interprétation, y compris ce que j’ai vu de ma mère en grandissant.

Être frappé avec une ceinture: non seulement il y a la violence elle-même, mais toute la montée en puissance, la préparation de l’acte. Le parent n’arrive pas sur son enfant par surprise en utilisant la ceinture comme le lasso de zorro. Le parent prévient l’enfant, le fait se mettre dans une position qui place la zone à frapper de façon proéminente (les fesses, je suppose) : non seulement l’enfant est violenté mais il est sujet à cette torture de savoir qu’il se soumet à l’exigence de son parent de se faire frapper, le stress de savoir qu’il va se faire frapper monte en lui. Je comprends donc que ma mère, qui a été torturée et violentée ainsi, a alors accumulé de la colère, de la rage envers ses propres parents. Elle n’a pas su se séparer de ces émotions autrement qu’en faisant payer cette horrible douleur à ses enfants. Bien sûr, ça ne l’excuse en rien: elle est adulte, elle est responsable de ses actes, elle a la capacité de réfléchir et de choisir de faire autrement. Quand bien même elle aurait « dérapé » une fois, fruit de son inconscient d’enfant frappée, quid de toutes les autres fois? Comment pouvait-elle nous dire ensuite que nous avions « de la chance » qu’elle ne nous frappe qu’avec la main et la cuillère en bois, et non pas la ceinture?

Il y a quelque chose dans l’enfance de ma mère qui lui a donné une peur affreuse d’être non-aimée et abandonnée. La façon dont elle traite ma grand-mère, par exemple, en est une indication: elle se plie en quatre pour lui plaire, mais se plaint aux autres qu’elle se fait manipuler par cette mère qui menace de se laisser mourir si on la laisse seule. Elle lui parle de façon très agressive, parce qu’il y a sans doute en elle ce sentiment de haine qu’elle s’est toujours refusé d’exprimer directement. Elle est tant en colère envers celle qui l’a visiblement mal aimée et dont elle continue de chercher l’amour.
Sa relation avec mon père en est aussi le témoin, ainsi que ses multiples accusations envers nous, « sa famille qui s’en fiche d’elle ».
Ma mère se réfugie fréquemment dans la nourriture. Elle mange de grosses quantités, vite, et a d’ailleurs toujours dit que quand elle va mal, elle mange (comme beaucoup d’autres). Elle cherche donc à remplir un vide, crée je pense par sa propre enfance.
Voilà des années que nous la regardions manger des pâtes en quatrième vitesse, de façon goulue, et se plaquer les mains au niveau du sternum en disant « j’arrive plus à respirer! ». Si mon père ou moi lui disions « peut-être que tu devrais essayer de manger moins vite », elle répliquait avec une colère démesurée que de toute façon, tout le monde s’en fiche d’elle dans cette famille et que si elle mourrait, ça ne nous ferait ni chaud ni froid. Il est intéressant de reveler que jamais un tel événement ne s’est produit à l’extérieur de la maison.
J’ai le souvenir d’un soir où nous visionnons un film en famille. Ma mère avait un seau de pop-corn sur les genoux et grignotait. Le pop-corn, par sa nature, peut facilement irriter la gorge. Ma mère, qui s’est retrouvé avec un bout l’irritant, a paniqué, persuadée qu’elle était en train de s’étouffer. Je comprends la peur de s’étouffer: je me suis un jour coincé un bonbon style Ricola au fond de la gorge et je suis allée le chercher moi-même avec mes doigts car l’air ne passait plus, je ne pouvais pas parler pour demander de l’aide.
Ma mère hurlait et toussait, mais c’est ce qui s’en est suivi qui laisse pantois: elle s’insurgeait contre mon père n’était pas venu immédiatement à son secours et l’accusait de ne pas se soucier de sa mort imminente. « Personne ne s’occupe de moi dans cette baraque, on peut mourir et tout le monde s’en fout ». Elle est alors partie en trombe pour cracher et se racler bruyamment la gorge dans la cuisine, au dessus de l’évier. Quand je suis allée voir s’il elle allait bien (par culpabilité?), je me suis faite incendier « fous moi la paix, si je meurs vous allez être seuls avec votre père, il sait rien faire, ça sera bien fait pour vous ». Ce jour-là, seul mon frère a obtenu grâce à ses yeux.

Mon père s’est presque pris une patate ce soir-là quand il est allé à son tour voir si elle allait bien, tandis qu’elle répétait en hurlant « on peut mourir dans cette baraque, personne ne s’en inquiète ». Je trouve que mon père avait la plupart du temps la bonne solution, du moins au début de « la crise »: il n’entrait pas dans son jeu, mais se laissait suffisamment culpabiliser, pour lui prouver qu’il l’aimait, ce qui remplaçait une excuse pour quelque faute qu’il n’avait pas commis. Non, elle ne voulait pas qu’il lui fasse un Heimlich pour un bout de pop-corn irritant, elle voulait qu’il lui dise qu’elle comptait pour lui.
Je crois que mes parents avaient d’immenses problèmes de couple, ils n’en parlaient pas. Ma mère lui faisait payer des choses dont elle l’estimait coupable, sans le lui énoncer, et mon père ne comprenait pas ce qu’il devait faire pour se racheter. Sa solution? La fuite. Le boulot, la fête avec les copains, la boisson.

Ce genre de menaces de nous laisser « seul avec notre père » était assez fréquentes: ma mère, énervée, disait souvent qu’elle allait « foutre le camp toute seule, je ne vous veux pas, vous n’avez qu’à rester avec votre père ».
Était-ce l’expression de l’abandon que ma mère a vécu? Ma grand-mère, renversée par une voiture, a été hospitalisée plusieurs mois alors que ma mère était toute petite. Elle, elle a réchappé de cet accident avec seulement un bras cassé. Elle a alors été « placée » chez son oncle et sa tante, qui la frappaient elle et son petit frère, jusqu’à ce que ma grand-mère revienne à la maison. Ma mère m’a raconté qu’ils se prenaient des coups pour tout, notamment une mauvaise position assise à table et des coudes qui touchent la nappe.  Elle nous disait d’ailleurs de nous « estimer heureux » mon frère et moi puisqu’elle nous autorisait à poser les bras sur la table.
Était-ce l’expression du mal-être d’avoir appris que ma grand-mère avait eu l’intention de les tuer? C’est une histoire choquante. Mon grand-père et deux de mes oncles se sont retrouvés dans un accident de voiture grave. Ils étaient hospitalisés longtemps, l’un était dans le coma. Ma grand-mère a dit qu’en cas de mort (mais je ne sais pas si elle voulait dire la mort de son mari ou la mort des trois), elle avait comme projet de mettre de la mort aux rats dans la nourriture, afin de tuer ma mère, le petit frère, et elle-même. Elle l’a tellement raconté que c’est impossible de ne pas s’en voir marquée. Ma mère a vécu toute sa vie en sachant qu’elle a échappé à un meurtre.

Si on remonte encore plus loin, c’est l’histoire de ma grand-mère maternelle qu’il faut explorer. Un passé lourd, secret, caché, déguisé. Une mère qui est morte sous les coups de fusil du père, dans de douteuses circonstances, alors que ma grand-mère n’avait que deux ans. Il tirait les pigeons, elle faisait ses besoins aux toilettes qui se trouvaient à l’extérieur, par « erreur » il lui a tiré dans le ventre.
Était-ce vraiment un accident? Comment a-t-il pu confondre le pigeon et les toilettes? Est-il allé en prison? Ma grand-mère affirme que non, qu’elle n’est pas morte sur le coup, qu’elle a juré à la police que ce n’était pas de sa faute… mais ma grand-mère n’a pas vu son père plusieurs années après cela. Où était-il, si ce n’est incarcéré?
Ma grand-mère venait d’avoir une soeur, trois mois auparavant. Est-il possible que sa mère se soit suicidée à cause d’une dépression post-partum? Que tout ça a été maquillé en accident, parce qu’ils étaient catholiques et qu’ils voulaient lui donner une sépulture?
Un secret de famille, qui a des conséquences sur trois générations.

Je sais que je n’aurais jamais toutes les réponses. Je sais que certaines choses sont enterrées avec mes ancêtres; on ne découvrira sans doute jamais la réelle cause de la mort de mon arrière grand-mère. Cela ne doit pas empêcher de casser le cercle vicieux des secrets de famille. Je ne tairai pas les violences qui m’ont été faites à Oscar. Je lui expliquerai, le moment venu, avec des mots adaptés à son âge, pourquoi la relation que j’ai avec mes parents est comme elle est.

J’essaie d’explorer une piste à la fois. Je sais peu de choses sur l’enfance de mon père, et nous étions très peu en contact avec sa famille. Ma mère exigeait que le côté maternel prime; j’ai peut-être déjeuné dix fois chez mes grand-parents paternels dans toute ma vie!
Pourquoi ma mère restait-elle tant accrochée à cette famille largement toxique? Pourquoi disait-elle qu’elle n’avait pas d’amies filles, qu’elle est « très famille »? Pourquoi surtout pense-t-elle que c’est incompatible?
Pourquoi est-elle visiblement heureuse quand mon frère dit que son plus grand souhait c’est « de vivre dans une maison avec les parents et mémé, tous ensemble » et qu’elle est encore plus satisfaite quand il m’insulte, me traite d’ingrate, d’égoïste, d’incapable d’aimer quand je signifie que non, pour moi, ce n’est pas du tout quelque chose d’envisageable?
Tellement de questions, peu de réponses, mais déjà sur le chemin.